Charlotte Perriand, 

La photographie pour un autre monde

18 02 … 20 05 2012

 

L’exposition "La photographie pour un autre monde" présentera les expérimentations photographiques de Charlotte Perriand (1903-1999), plus connue en tant que designer et collaboratrice de Le Corbusier et Pierre Jeanneret.
Dès 1928, Charlotte Perriand utilise la photographie comme support d’étude pour la conception du mobilier, puis, comme source d’inspiration pour ses recherches de formes, de matériaux... Elle est l’une des premières à utiliser le photomontage comme un élément de décor monumental dans l’architecture d’intérieur. A la demande du Front populaire, elle réalise de grandes frises politiques et pédagogiques. Elle déploie sur ces supports un sens inné de la narration au service du changement social, et manifeste son engagement en faveur des partis de gauche.
L’exposition du musée Nicéphore Niépce est intégralement consacrée à son œuvre photographique. On pourra y voir un très grand nombre de tirages d’époque, des reconstitutions à l’échelle de ses frises photographiques, et une série inédite intitulée "L’Art brut".

Les années 1920 voient le statut de la photographie évoluer pour incarner l’essence même de la modernité. Les avant-gardes s’en saisissent, la triturent pour créer un nouveau langage artistique, bannissant le pittoresque au profit de la nouveauté graphique. L’époque est fascinée par la technique et la machine. Le monde à reconstruire, pour atteindre la perfection, doit l’être selon des règles rationnelles. C’est dans cet état d’esprit, celui de "l’esthétique de l’ingénieur", que Charlotte Perriand crée ses premières pièces de mobilier. Jeune architecte et designer associée dès 1928 à Le Corbusier et Pierre Jeanneret, elle utilise la photographie de façon intuitive, dans un souci d’enregistrement des formes qui captent son attention : la structure métallique d’un pont, la résille d’un filet de pêche, un caillou sont autant d’inspirations pour la conception de ses fauteuils, tables et étagères. 

 

Charlotte Perriand entretient une relation mystique avec la nature, une relation charnelle avec la matière brute. Dans les années 1930, elle collecte en compagnie de Fernand Léger des objets trouvés dans la nature: os, rochers, morceaux de bois dont la beauté l’attire, des "objets à réaction poétique" selon le mot de Le Corbusier. "Nos sacs à dos étaient remplis de trésors : galets, bouts de godasses, bouts de bois troués, de balais de crin, roulés, ennoblis par la mer (…) C’est ce qu’on appela l’art brut". En photographiant ces objets sur un fond neutre, Charlotte Perriand en souligne la pureté des lignes et la force des matières. "L’Art brut" porte en lui la croyance en une beauté première du monde et modifie la relation de l’homme moderne au sensible.

Charlotte Perriand sillonne l’Europe et accumule les images qui vont constituer pour elle un répertoire de formes et d’idées. D’abord adepte du dépouillement et de la puissance esthétique de l’architecture fonctionnaliste chère à Le Corbusier, Charlotte Perriand plaide dès 1935 pour un fonctionnalisme de circonstance, pour une modernité qui part de l’homme en tenant compte des réalités politiques, géographiques et culturelles. L’architecture vernaculaire adaptée au mode de vie paysan a pour elle autant d’intérêt que les monuments de la Grèce antique. A l’inverse des avant-gardes contemporaines, elle considère l’homme, dont elle observe les postures, les attitudes, comme la base de toute réflexion sur l’agencement architectural. La singularité de son travail réside dans sa prise en compte de l’humain ; en observant la vie et la nature, notamment à travers l’objectif photographique, elle met l’architecture au service du corps.

 
 

Cet humanisme la pousse naturellement à militer contre des fléaux de son temps : insalubrité des villes, pauvreté…La photographie va lui permettre d’exposer ses convictions politiques. "On fait dire ce que l’on veut à la photographie, en la coupant, la découpant, la triturant ; c’est un mode d’expression réaliste accessible, compréhensible, efficace". De fait, elle innove en concevant de gigantesques fresques photographiques à base de photomontages. Pour appuyer son discours militant, elle utilise ses propres photographies mais aussi celles d’agences ou d’amis photographes comme François Kollar ou Nora Dumas. Sa fresque "La Grande Misère de Paris" créée en 1936 pour le Salon des arts ménagers de Paris fait scandale quelques mois avant l’arrivée du Front Populaire au pouvoir. Sur près de 60 m², Charlotte Perriand dénonce les conditions de vie et d’hygiène déplorables à Paris. Faisant fi des lois de la perspective, elle enchevêtre les images et multiplie les points de vues. Les textes, les chiffres viennent appuyer son discours photographique. [Détruite à la fin de l’Exposition de 1936, la Grande Misère de Paris a pu être reconstituée par le laboratoire photographique du musée Nicéphore Niépce à 80 % de ses dimensions originales, à partir de clichés d’époque et de négatifs originaux. La mise en couleur et l’insertion des éléments typographiques ont été réalisés par l’équipe du musée du Design de Zürich.] D’autres fresques lui sont commandées par le Front populaire pour promouvoir les réformes de la politique agricole. Charlotte Perriand réalise ainsi la salle d’attente du ministre de l’Agriculture en 1936 ou le Pavillon du Ministère de l’Agriculture en1937. Les accumulations d’images sont à la gloire de la France agricole et industrielle, signe politique d’une volonté d’unir les mondes paysans et ouvriers dans une même lutte pour le progrès. Les photomontages de Charlotte Perriand illustrent la place de l’homme dans la ville ou encore le monde du travail, dénonce les injustices et les ravages du capitalisme, l’absence de politique sociale dans le pays. Sa photographie devient l’outil visuel d’un discours documenté à destination des masses. Discours en phase avec une époque qui magnifie dans un même élan l’industrie et la ruralité, la technique et la nature.Réalisées entre 1927 et 1940, mais oubliées au profit de sa production de designer, les photographies de Charlotte Perriand restent indispensables pour comprendre sa conception de l’existence et les créations qui en découlent. Leur singularité est à l’image de leur auteur : simple, radicale, au service d’un autre monde.