Toute photographie fait énigme

14 02 ... 17 05 2015

 

Durant de nombreuses années, l'historien et théoricien de la photographie Michel Frizot a collecté des images délaissées parce qu’elles étaient le fait d’anonymes, d’inconnus, d’amateurs, d’auteurs non proclamés ou non célébrés, traversant tout le champ historique de la photographie.
Echappant à la muséification et à la classification, glanées avant tout pour leur capacité d’étonnement, elles n’en sont pas moins généreuses, émouvantes et peut-être plus «photographiques» que d’autres.
C'est à une réflexion sur la part énigmatique de toute photographie que nous convie cette exposition.

Les images photographiques, parce qu’elles nous sont si familières, parce qu’elles sont partie prenante de notre espace visuel, passent pour immédiatement accessibles et intelligibles. Mais chacun aura éprouvé ce bref sursaut d’étonnement qu’elles suscitent : la suspension des mouvements, le rendu des couleurs, les coïncidences inattendues, les expressions brutalement figées, dès lors que nous y portons attention, provoquent le sentiment que nous sommes devant une interrogation tout autant que devant une forme d’évidence. Du reste, lorsque nous pouvons regarder une photographie aussitôt après l’avoir « prise », nous éprouvons d’emblée la distance entre ce que nous rapporte l’image et ce que nous avons pu observer de visu dans l’instant qui précédait. Et le constat de cette divergence assumée à chaque instant est propre au phénomène photographique. Nous reconnaissons à toute photographie une part de vérité, mais nous en soupçonnons l’indétermination, nous en pressentons les contradictions.

L’image photographique est un complexe d’interrogations pour le regard, car elle propose au regardeur des formes et des indices qu’il n’a jamais perçus sous cette apparence-là et qui sont en désaccord avec son registre de vision naturelle.

L’énigme serait donc constitutive du fait photographique en soi. Il ne s’agit ni d’un jeu d’esprit ni du mystère induit qui procéderait d’un effet esthétique, d’un style, d’un talent particulier, d’une incongruité délibérée (toutes choses qui adviennent aussi dans les photographies). Inhérente au processus photographique, elle résulte de la distance irréductible entre les sens humains et la captation photosensible d’un appareil, elle nait de la rupture entre la perception visuelle et le processus photographique.
Toute photographie fait énigme pour le regard.

Qu’elles soient entreposées dans les archives, dans les albums de famille, les agences de diffusion, ou jetées à la rue, les photographies sont des objets virtuels qui ne commencent à exister qu’en rencontrant un regardeur. La collecte sélective s’effectue donc « au regard », non pas le regard du connaisseur ou de l’historien mais le regard paradoxal qui s’insinue à contre-courant des critères de la « bonne » photographie canonique : un regard lent qui se laisse aller au plaisir de l’élection, à la poursuite de l’étrangeté irremplaçable. Un regard obstiné, en quête de ce qu’il ignore encore et, pourtant, perçoit comme la mise à nu du « photographique », l’échappée libérée dans le photographique « pur », dépouillé de ses éloquences. En réitérant les sélections, le regard découvre des propriétés inconnues de l’image photographique. Il repère des qualités d’énigme qui doivent se savourer dans le suspens de toute résolution. A bien y regarder, et comme un exercice d’application, ces photographies-là paraissent plus photographiques que tant d’images aux attraits convenus, bien vite émoussés. Elles ouvrent sur ce qui nous échappe dans la reconnaissance du monde, au-delà de ses figures photographiques répétées à satiété.

Se souvenir que la réponse à l’énigme du Sphinx, c’est l’homme : regarder une photographie, c’est aller à la rencontre de soi-même et de l’espèce.
Par l’écart et la discordance entre ce qu’elle exhibe et ce que nous éprouvons, la photographie témoigne plus que tout, à tout instant, de ce qu’est « être humain ». Et la part d’énigme d’une photographie est bien celle de notre présence au monde.

Michel FRIZOT
Extrait de « Toute photographie fait énigme  », Hazan, 2014
 

Directeur de recherche émérite au CNRS, Michel Frizot est venu à l’étude de la photographie en tant qu’historien d’art. Il a enseigné l’histoire et la théorie de la photographie (École du Louvre, 1990-2010, et Ecole des Hautes études en sciences sociales jusqu’en 2010).
Il a conçu et dirigé la Nouvelle Histoire  de la Photographie (Bordas/ Adam Biro, 1994; Larousse, 1998) qui a marqué une rupture en intégrant à cette histoire des formes considérées comme mineures (photographie populaire, photographie imprimée dans les magazines et les livres, photographie anonyme et d’amateurs, photomontages, etc.) Auteur de nombreux articles sur les pratiques photographiques anciennes et modernes et de monographies et catalogues d’exposition (Etienne-Jules Marey, Hippolyte Bayard, Kertész, le magazine photographique VU).
Parallèlement à son activité universitaire, il a collecté avec persévérance les images photographiques délaissées par les historiens, les « collectionneurs » et les institutions, qui lui paraissent recéler des qualités photographiques indépendantes des ambitions esthétiques et des prescriptions documentaires.
Il partage ici un regard singulier voué au repérage de toutes les propriétés photographiques et à l’analyse de la réception des images.

Commissariat : Michel Frizot, avec la collaboration de Cédric de Veigy
Exposition co-produite avec la Maison Européenne de la Photographie, Paris et le Fotomuseum, Winterthur.

Un livre accompagne l’exposition :
Michel Frizot, Toute photographie fait énigme, éditions Hazan, 2014.
224 pages, 170 illustrations, français/anglais
ISBN : 9782754107747
Prix : 39 €