Papiers, s'il vous plaît !
14 10 2017 ... 14 01 2018

Le titre sous forme d’invective de cette exposition dit bien le rapport que la matière photographique entretient avec l’ordre dès l’introduction de son utilisation dans les procédés judiciaires depuis le milieu du XIX e siècle. Nous nous soumettons tous un jour ou l’autre à cet exercice qui, s’il ne nous définit pas, consiste en tout cas en une manifestation incontournable de notre identité officielle. Traversant les époques, la photographie n’a cessé depuis son invention de se plier aux besoins de l’identification et du fichage, thème encore aujourd’hui d’une cruelle actualité. S’appuyant sur les fonds du musée Nicéphore Niépce, cette exposition a donc pour vocation d’offrir une entrée, forcément non exhaustive, sur le rapport ambigu de la photographie avec le rôle qu’elle endosse dès qu’il est question d’identité judiciaire.
De la photo d’identité au contrôle policier, du recensement militaire au fichage des migrants, la photographie offre ainsi une grille de lecture, une interprétation de l’identité. Si les normes et la répétition conduisent à une forme d’épuisement propre au procédé, elles n’en sont pas moins révélatrices de sens, exposant parfois plus et autre chose que l’attendu. Entre organisation sociétale, surveillance et tentations liberticides, le procédé d’enregistrement et de classification par l’image donne à voir alors bien malgré lui – dans ses oublis, ses erreurs, et ses maladresses – un hors-champs fait de décalages, d’absurde, de fantaisie et d’imaginaire.

Tous concernés
Que ce soit pour un permis de conduire, une carte d’étudiant, ou même la carte vitale, nous sommes tous soumis un jour où l’autre à l’exercice de la photographie d’identité. Inspirée des procédés anthropométriques créés par Bertillon, elle répond à un certain nombre de critères et de normes qui la rendent recevable ou non pour une utilisation officielle.
Le visage reste encore aujourd’hui l’élément central de la carte d’identité, facultative mais nécessaire pour de nombreuses situations du quotidien. N’est d’ailleurs plus désormais suspect seulement celui qui est fiché, mais aussi celui qui au contraire ne peut produire de pièce d’identité.
En France, seul le régime de Vichy instaura l’obligation du fichage de l’ensemble de la population, étendant ainsi le contrôle des identités jusque là réservé aux minorités considérées comme dangereuses. Un titre est par contre obligatoire pour sortir du territoire depuis 1913, tant pour limiter la circulation entre la France et l’étranger que pour entraver la venue d’étrangers sur le territoire national.
C’est donc bien de contrôle des frontières dont il est question, dans une époque où les flux migratoires et la libre circulation redeviennent des enjeux politiques majeurs de la société.

La photographie au service d’un système
La photographie signalétique, encore aujourd’hui élément central de l’identification judiciaire, doit sa création à Alphonse Bertillon, considéré comme le créateur du premier laboratoire de police scientifique. Dans un contexte politique général de lutte contre la récidive, il met au point en 1881 à Paris le système de l’anthropométrie judiciaire, système de mesures et de codification qui fait du corps l’élément central de l’identification des personnes. En 1888, Bertillon complète son système en standardisant la photographie judiciaire « face-profil » et en codifiant tous les aspects de la prise de vue. Triomphant à l’Exposition Universelle de Paris de 1889, le système Bertillon, ou « bertillonnage », est rapidement utilisé à travers le monde. Toutefois, dès son apparition, les erreurs dues aux techniques de l’identité judiciaire sont dénoncées, les abus et dangers d’un tel système sont pointés. Ces erreurs, comme la forme spécifique de la photographie d’identification constituent bientôt le support de détournements et de réinterprétations d’artistes qui s’emparent des codes propres au genre pour questionner le spectateur sur son système de représentation, le jeu des apparences et l’ambigüité de la photographie face à la réalité.

Matière à scandale
Véritable phénomène culturel, l’identité judicaire bénéficie de l’intérêt enthousiaste de la presse dès sa création. Très vite, si les clichés judiciaires servent prioritairement aux besoins de l’enquête, ils ne s’en retrouvent pas moins souvent en illustration des « faits-divers » de journaux tels que Détective , Le Magasin pittoresque , L’oeil de la police … Le sensationnalisme gagne la presse dès la fin du XIXe siècle et alimente les imaginaires au même titre que les romans policiers, renforçant ainsile crédit accordé à la police scientifique.

Utopies du contrôle
Le portrait d’arrestation remonte aux origines de la photographie elle-même, principalement utilisé pour recenser les criminels et attester des récidives. Le fichage des populations restera quand à lui longtemps réservé aux minorités considérées comme dangereuses – voyageurs, vagabonds, étrangers – dans une perspective de surveillance sociale. C’est dans ce contexte qu’est instauré en France en 1912 le carnet anthropométrique des nomades. Pour la première fois, des populations jugées uniquement sur leur mode de vie ont l’obligation de porter un document qui les stigmatise. Ce n’est qu’en juin 2015 que l’Assemblée Nationale votera la suppression du livret de circulation des gens du voyage qui trouve ses origines dans le système d’identification de 1912. Migrants, résidents de territoires occupés ou de colonies, prostituées… D’autres populations considérées comme à risque feront l’objet d’opérations de fichage d’ampleur, toujours à des fins de discipline sociale. L’identification et la surveillance de ces populations revêtent alors pour certains états – et plus encore pour les dictatures – une importance stratégique et symbolique, permettant d’afficher l’illusion du contrôle et de la paix sociale auprès du reste de la population.

Un pas de côté
C’est pourtant dans un contexte de surveillance et de contrôle des populations que nait parfois l’acte de résistance qui laisse transparaître la personnalité et la désapprobation derrière le constat simple de l’individu et de l’uniformisation du groupe. Quand Marc Garanger photographie en pleine guerre d’Algérie les femmes forcées à se dévoiler, ou quand Virxilio Vietez saisit les portraits des habitants d’une Espagne franquiste pour des cartes d’identité devenues obligatoires, la destination de ces photographies n’est pas censée laisser de place à l’ambigüité. Pourtant, les visages graves des modèles et le geste photographique sont autant d’interstices dans lesquelles se glisse une certaine forme de révélation qui transcende un système voulu comme rigide et scientifique. Malgré les normes et les protocoles, quelque chose échappe alors au système, révélant l’être dissimulé par l’anonymat de la multitude.
Que ce soit par accident ou dans une volonté délibéré de dépasser les codes, cet acte créatif fait alors échouer le procédé dans un tout autre champ d’intention.

Exposition
co-produite avec
La Chambre Strasbourg,
collections du musée Nicéphore Niépce
 et Ivan Epp, collectionneur

Commissariat  :
Émeline Dufrennoy
et Anne-Céline Borey