Paysage(s) Fresson(s)
17.02...19.05.2024
Inauguration vendredi 16 février 2024 à 18h

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À de rares exceptions près [Sudre, Brihat, Cordier], la photographie est affaire de prise de vue puis de tirage. Depuis Nicéphore Niépce, la tradition veut que les photographes réalisent eux-mêmes leurs épreuves, qui dans un espace spécialement dévolu, adapté pour l’occasion, qui dans leur salle de bains, qui dans leur cuisine. Pourtant, l’industrie invisibilise rapidement cette étape, principalement à l’initiative de Kodak et de son célèbre « You press the button, we do the rest ». Plus tard, les agences photographiques sous-traitent la production de tirages de presse quand, de leur côté, des auteurs photographes confient le tirage à des tiers. Parfois parce qu’ils considéraient que cette opération n’était pas si importante. Parfois parce qu’ils n’avaient pas le temps. Parfois parce que des tireurs avaient su gagner leur confiance.
 Dans ce dernier cas, les photographes considèrent que les artisans d’exception sont les plus à même de rendre compte de leur démarche, de révéler mieux qu’ils ne le feraient eux-mêmes leur intention avec cette étape qui s’avère cruciale. Il en résulte souvent une certaine exclusivité : certains photographes ne jurent que par un seul tireur et ne feraient réaliser leur tirage auprès d’aucun autre. Les anciens Yvon Le Marlec, Claudine Sudre, Philippe Salaün ou Roland Dufau [pour la couleur], les actuels Guillaume Geneste, Thomas Consanti, Diamantino… sont autant de figures incontournables des cinquante dernières années pour qui le tirage fait partie intégrante de l’œuvre du photographe.
 
 Parmi cette galerie de tireurs, un nom s’impose, Fresson. Et trois prénoms : Pierre, Michel et Jean-François. Une dynastie toujours active, en la personne de Jean-François Fresson qui œuvre à réaliser des épreuves selon le procédé familial, en couleurs le plus souvent, mis au point par Pierre et Michel Fresson.
 Les Fresson sont eux-mêmes les héritiers d’une filière technique quasi révolue, celle des procédés pigmentaires. Gustav Suchow révèle en 1832 que la lumière agit sur les chromates ; en 1852, William Henry Fox Talbot [1800-1877] signale que la gélatine associée au bichromate de potassium devient insoluble après son exposition à la lumière ; dès 1855, Louis Alphonse Poitevin [1819-1882] exploite ces propriétés pour créer le procédé au charbon en incorporant du noir de carbone au bichromate de potassium. Ce procédé pigmentaire et ses déclinaisons [on peut remplacer le noir de carbone par d’autres pigments] ont l’avantage de mieux se conserver que les procédés argentiques et connaissent un essor commercial considérable à la fin du XIXe siècle. Ces procédés pigmentaires offrent aux photographes de multiples possibilités créatrices, différentes des procédés argentiques traditionnels. Nombre de photographes et de producteurs de papiers photographiques concourent au succès de ces différents procédés qui recueillent notamment les suffrages des photographes issus du courant pictorialiste au tournant du XXe siècle.
 L’aventure Fresson débute dans ce contexte effervescent autour de ces techniques pigmentaires lorsque Théodore-Henri Fresson [1865-1951] met au point son propre procédé pigmentaire, qu’il présente à la Société Française de Photographie en 1899. Son procédé « charbon-satin » fait le succès de l’entreprise familiale jusqu’au déclin de la demande au milieu du XXe siècle. À partir de 1947, l’activité de vente de papier « charbon-satin » diminue et l’atelier réalise désormais des tirages pour les photographes, tels Laure Albin Guillot ou Lucien Lorelle. À partir de 1950, un des deux enfants de Théodore-Henri Fresson, Pierre [1904-1983], œuvre avec l’aide de son propre fils Michel [1936-2020] à adapter le procédé familial à la couleur. Lorsqu’ils s’installent à Savigny-sur-Orge en 1952, Pierre et Michel Fresson lancent leur activité de tirage en couleurs selon la technique de leur invention, le fameux procédé Fresson, avant d’être rejoints par Jean-François en 1978.
 
 Obtenue après décomposition d’un original en couleurs à travers trois filtres [rouge, vert, bleu], puis exposition à la lumière pour les quatre couleurs successives [cyan, jaune, magenta et noir] avant un bain d’eau tiède et de sciure de bois légèrement abrasive, l’épreuve finale est le résultat d’une technique complexe parfaitement maîtrisée et d’un savoir-faire unique, au sein d’un atelier dont les conditions thermo-hygrométriques sont parfaitement connues par les opérateurs.
 Produire un tirage Fresson est un processus complexe, qui fait autant appel à la technique [l’application des couches successives sur le papier est le fruit d’une machine spéciale fabriquée par les Fresson eux-mêmes en 1952 et toujours utilisée de nos jours] qu’à l’œil du tireur et à sa maîtrise de son environnement. Durant le processus, les accidents sont nombreux, notamment lorsque le papier trop lourd se déchire à la sortie d’un des bains, provoquant une tension de découragement soudain dans les épaules du tireur [ ! ] : tout est à recommencer. Deux à cinq jours de travail ne sont pas de trop pour obtenir ces photographies en couleurs reconnaissables entre toutes : douces, satinées, chaudes, sensuelles, légèrement floues, presque granuleuses malgré le papier lisse et souvent de formats réduits [le plus couramment 21 x 27 cm].
 
 D’aucuns n’apprécient pas cette esthétique. Elle aurait l’art de transformer des prises de vues médiocres en « bonnes photographies » : l’atmosphère singulière induite du procédé ferait le charme du cliché. Mais cette assertion est vraie pour tous les tireurs, c’est d’ailleurs en cela que l’on reconnaît un tireur exceptionnel, capable d’extraire le meilleur d’un négatif. Le procédé Fresson serait également la dernière occurrence d’un courant artistique suranné, le pictorialisme, où la technique et l’esthétique entreraient en contradiction avec la pratique amateur et la photographie vernaculaire. D’autres, tels Bernard Plossu et ses amis ne jurent que par le procédé Fresson. Certes, les Fresson excellent à magnifier une « image », à ajouter du trouble au trouble, accentuer les qualités d’un cadrage « parfait », à ajouter [créer] du sens dans une photographie en apparence banale. Bernard Plossu a su identifier chez les Fresson le tour de main qui sait valoriser ses photographies. Loin d’être des tableaux, ses photographies d’éléments du réel le plus anecdotiques, toujours parfaitement cadrées, vont trouver plus de sens grâce au procédé Fresson, donner l’impression au regardeur qu’il sent ce qu’a senti le photographe au moment de la prise de vue. Les photographies de Bernard Plossu tirées par les Fresson deviennent des compositions impressionnistes où la couleur sourde invite à l’examen et l’introspection, le choix de petits formats renforçant cette immersion. Il est à croire que le procédé Fresson a été inventé pour Plossu, tant ses photographies entrent en résonance avec le procédé. Le nom de Plossu est indissociable du nom de son atelier de tirage, depuis 1967 que Plossu a découvert le procédé. Et Bernard Plossu est devenu le meilleur des agents pour le célèbre atelier de Savigny-sur-Orge. D’ailleurs, depuis le début 1970, Plossu documente la vie de l’atelier et s’y rend régulièrement pour photographier la dynastie au travail.
Si le procédé Fresson et les photographies de Plossu ont su se trouver et se magnifier l’un l’autre, Bernard Plossu n’est pas seul. Avec les années, il s’est entouré d’une « famille », où la marche, la déambulation, la photographie et le procédé Fresson sont les dénominateurs communs. Autour de Bernard Plossu, l’exposition rassemble quelques membres de cette vaste famille :Jean-Claude Couval, Douglas Keats, Philippe Laplace, Laure Vasconi et Daniel Zolinsky.
 
Jean-Claude Couval arpente les Vosges pour trouver les traces de la Première Guerre mondiale, tandis que Daniel Zolinsky sillonne l’Italie et le Mexique. Douglas Keats fait œuvre utile en répertoriant, à l’instar de la Mission héliographique, les églises ancestrales du Nouveau-Mexique, vestiges de l’évangélisation des autochtones par les colons portugais et espagnols du XVIe siècle, tout en jouant avec les particularités du procédé Fresson en déclinant à plusieurs heures d’intervalle selon le même point de vue l’église de Ranchos de Taos. Adepte du procédé charbon, Philippe Laplace propose des compositions pictorialistes des chemins et des sentiers qu’il traverse en France. Tandis que Laure Vasconi mène une déambulation singulière et solitaire dans d’anciens studios de cinéma aux États-Unis, en Inde ou en Italie, à la recherche de fantômes, le procédé Fresson ajoutant du mystère au mystère, la photographe créant de nouveaux paysages au sein de ces paysages fictifs.
 Au cœur de l’exposition, comme un hommage aux différentes générations de Fresson et au procédé, deux séries en couleurs de Bernard Plossu, fruits de séjours américains du début des années 1980. L’une fut la dernière série tirée par Michel Fresson quand la seconde fut la première tirée par Jean-François Fresson. L’esprit Fresson est bien là mais les différences démontrent s’il en était encore besoin que le procédé ne fait pas tout : c’est bien l’œil et la main du tireur qui font la singularité du tirage.
 
Sylvain Besson
 
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 Commissariat :
 Sylvain Besson, musée Nicéphore Niépce
 Bernard Plossu
 
Scénographie, montage :
Michel Le Petit Didier
Nicolas Pleutret
 
 Remerciements :
 Jean-Claude Couval
 Douglas Keats
 Philippe Laplace
 Laure Vasconi
 Daniel Zolinsky
 Anatole Desachy
 Galerie Les Yeux Ouverts, Fontainebleau
 La Société des Amis du musée Nicéphore Niépce