Claude Iverné
Photographies soudanaises
13 02 ... 22 05 2016

 

"L’occident ne perçoit du Darfour comme des mondes lointains que la vitrine médiatisée de l’urgence. Sa représentation théâtrale rapide bruyante et mouvementée, avec sa typologie caractéristique de foule, de cris et pleurs d’enfants se cantonne au visible et audible de l’enceinte des camps. Dans une autre temporalité qui marginalise les enjeux onusiens, le territoire des Four, réel, meut dramatiquement autant qu’inéluctablement vers sa modernité, mais dans une douleur muette de moments ordinaires, instants ruraux, urbains et désormais humanitaires. La vraie violence est dans le silence, la lenteur, l’immobile. "
Claude Iverné

Depuis 1998, Claude Iverné parcourt le Soudan, un territoire au carrefour du monde arabe et de l’Afrique. Délaissant toute idée préconçue sur le pays et les hommes, il photographie avec humanité un pays baigné d’influences contraires, documente l’intimité d’un peuple mêlé, à l’histoire complexe, à mille lieues des clichés sensationnels qui circulent depuis des années dans la presse. Le photographe choisit de s’affranchir des codes et usages en vigueur. Ses images allient le sentiment politique à l’essai lyrique.
Pour ce travail de longue haleine, Claude Iverné a reçu le prix Henri Cartier-Bresson en
2015.

Il est une manière peu courante d’exercer le métier de photographe chez Claude Iverné. Il refuse d’être vu. Car il est de bon ton désormais que le reportage se conjugue à la première personne. C’est en cela que l’on demeure ici dans une vision « puriste » de la photographie documentaire, dans le refus de l’égocentrisme. Si la réalité est obscure, le photographe s’inscrit dans cette obscurité.

En faisant siens les procédés d’une photographie « ethnographique », Claude Iverné en adopte ses principes. Il ne se satisfait pas du rôle accordé au photographe-reporter, ni d’être le simple porte-voix de populations en « souffrance ». Il s’approprie leurs codes et leurs logiques. Il n’est nullement à la recherche d’un « état de nature ». On se tromperait en l’imaginant traquant la « vérité » d’un peuple. A contrario, son approche n’est qu’une suite d’énigmes.

La raison qui procède à cette photographie n’est en rien explicative. Nous pénétrons au plus près des choses, par leur aspect le plus concret. L’esprit de série nous met en face de matrices et de leurs déclinaisons. Son constat devient le nôtre : une interrogation sans réponses.

Notre époque marque une certaine défiance envers la photographie de reportage. Existe-t-il une alternative à des images dont l’origine n’est que rarement certifiée ? Devant « l’inutilité », ou plutôt, devant l’inefficacité du témoignage photographique, est-il possible de régénérer le langage documentaire ? Il semble qu’en inversant l'ordre du temps, en se séparant de l’urgence, on puisse aborder de nouveaux territoires de la compréhension du monde.

S’il y a bien une tradition qui assure à la photographie en noir et blanc une certaine prédominance sur les autres médias modernes, c’est sans conteste la vertu du silence. Aux flux permanents d’informations, de quelque nature, l’image fixe et monochrome conserve la qualité de l’économie. La retenue, qui devrait être la règle en toutes choses, est pour le moins dans les situations présentées par Claude Iverné, le murmure de la réalité

En bannissant la séduction de l’émotion, tout en fondant une esthétique, le photographe inclut dans cette dernière la possibilité critique du visible et de sa perception. L’attente du spectateur, la pré-vision d’une image humanitaire étant l’« exotisme » contemporain, s’oppose à la seule voie possible de lecture du réel, sa transfiguration. La question de la restitution du réel n’appelle pas nécessairement la réquisition des impressions. Sans logos, l’opérateur dispose d’un outil efficace, son désir de distanciation.

La volonté de restituer « fidèlement » ce monde s’affiche avec la résolution certaine de dépasser l’actualité et bannit avec rudesse les affects. L'observation de la société soudanaise, selon une procédure rigoureuse, amplifie l’impression d’écart entre le traitement du sujet et son urgence. Les images n’apparaissent pas comme des « unica », des objets singuliers, mais se posent devant nous comme de simples éléments d’un jeu complexe. La photographie est un « kriegspiel ».

L’extériorité valide le commentaire. La cécité du photographe vaut celle de Tirésias. Face au désastre, l’opérateur résiste par la maîtrise de l’outil technique. La soumission à l’appareil est le début de la renonciation. L’altérité débute là où le fait technique est assujetti. Claude Iverné maîtrise l’arabe. De là, peut-être, une appréciation du réel qui ne doit rien à la fausse poésie du voyage. L'imaginaire romanesque est le grand absent de ces séries qui n’ont rien de symbolique et de désenchanté, bref, perclus de syndromes rimbaldiens. La pratique de la photographie, à l’imitation de l’apprentissage de la langue, est une initiation permanente aux difficultés, mieux même, aux impossibilités

Depuis que l’on sait que l’Afrique est mal partie, ce continent est sans promesse d’avenir. Il est comme il est. Voilà le propos de Claude Iverné. Contrairement au photographe « traditionnel », imprégné de considérations morales, il ne hisse pas le document au rang de témoignage. Et, amusé par le rôle messianique que l’on veut bien lui assigner, il n’entrevoit ses différentes interventions qu’en se dissociant du reportage traditionnel. Il installe l'idée que ce périple ne révèle rien par lui-même. Il est un leurre, certes, mais le moins trompeur, ici et maintenant.

Les images imprégnées d’une teinte étrange, dans laquelle se fondent les séries, ne suscitent ni fantasme et encore moins le désir de partir. Le récit se concentre sur les failles et les contradictions du biotope. L’enjeu de ce travail est de rompre avec les différents modèles de récit photographique. Evidemment, on ne trouve ni modernisation du mythe (Aux sources du Nil !), ni recherche d’un apaisement personnel. Le Darfour est semblable dans bien de ses aspects à la banalité d’autres territoires.

L’indifférenciation de la matière ne conduit pas la photographie sur la voie de l’abstraction. L’image ménage la nuance. Si elle réfute le contraste, c’est-à-dire, l’organisation simpliste d’une répartition entre le bien et le mal, c’est pour mieux se défaire du drame. La description de la réalité n’enregistre que des moments inqualifiables parce qu’universels. «  La façon dont les hommes produisent leurs moyens d'existence, dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.  » Karl Marx. F. Engels. 1845. L’idéologie allemande.

Vouloir se confronter au monde par la photographie, une relation médiatisée par un appareil, n’a de sens que si l’expérience est partagée. Ici, elle prend différentes formes, du document publié à la photographie accrochée au mur. Ce qui importe dans la restitution, c’est la situation. Quoi qu'il en soit pour le photographe, si la prise de vue reste le matériau brut, l’indice, nécessaire à tous les commentaires ultérieurs, ces derniers se construisent en fonction de l’intention première. L’événement final se trouve au cœur du parcours photographique.

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